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La place de l'empathie dans la cure analytique

Dernière mise à jour : 19 déc. 2023

D'une façon très générale, l'empathie peut se définir comme la capacité de se mettre à la place de l'autre, de ses vécus, émotions et pensées, sans cesser pour autant d'être soi.


Dans le contexte d'une cure analytique, la question de savoir si l'empathie est nécessaire ou constitue un obstacle suscite des débats. Certains estiment que l'empathie est un outil essentiel pour établir un lien avec le patient, favoriser le transfert et faciliter l'interprétation. D'autres soutiennent que trop d'empathie peut compromettre l'objectivité de l'analyste et interférer avec le processus analytique.


Le terme empathie provient de la philosophie esthétique et a été créé par Robert Vischer, dans une thèse qui étudiait le rôle de la subjectivité du spectateur dans le contact avec des œuvres d'art (1873). Les formes retranscrites dans les œuvres, tableaux, statues, nous apparaissent comme chargées de sens et d'émotions. Nous projetons sur elles nos émotions, en cohérence avec la forme de l'objet. Nous faisons ainsi s'exprimer des objets qui ne s'expriment pas. Le processus qui permet cela est « l'empathie ». Là où Robert Vischer voyait dans l'empathie une forme de sensibilité esthétique liée à la projection de nos états affectifs dans les objets, Theodor Lipps lui conféra une acception élargie à la compréhension de l'expérience subjective d'autrui. C'est cette acception qui sera reprise par Freud.


L'empathie freudienne

C'est à Theodor Lipps que Freud se réfère quand il introduit l'Einfühlung dans la psychanalyse. Freud connaissait et appréciait l'œuvre de Lipps. Il l'évoque avec enthousiasme dans deux lettres à Fliess, celles des 26 août et 27 septembre 1898 :


« […] je me plonge dans l'étude de Lipps qui, je le pressens, possède, parmi les écrivains philosophes de notre temps, l'esprit le plus lucide. Jusqu'à présent, les vues de Lipps s'accordent avec les miennes et peuvent être transposées en mes propres hypothèses1. »


Pour certains auteurs, Freud a peu évoqué l'empathie dans son œuvre, mais il semblerait que cela soit dû davantage à une question de traduction, en langue française et en langue anglaise, qui n'a pas toujours traduit le terme Einfühlung par empathie.


C'est dans "Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient » en 1905 que le terme d'Einfühlung apparaît pour la première fois sous la plume de Freud. Freud ne l'utilise pas dans le sens d'empathie esthétique envers les objets mais bien dans celui de compréhension entre les êtres humains.


Dans un texte postérieur, « Sur l'engagement dans le traitement », Freud conseille l'empathie pour « attacher le patient à la cure et la personne du médecin2 » et ainsi favoriser le transfert. L'empathie devient ici une condition de l'analyse, nécessaire à l'instauration d'un transfert positif et à l'interprétation. Freud revendique une attitude empathique et non théorique ou moralisatrice.


Mais la référence freudienne la plus importante à l'empathie est celle de « Psychologie des foules et analyse du moi ». Il y cite l'Einfühlung à propos de l'identification et en précise sa conception.

Ici, Freud suppose que les membres d'un groupe s'identifient les uns aux autres par l'intermédiaire du « processus appelé empathie ».


L'empathie est donc présentée par Freud comme le mécanisme permettant d'en apprendre plus sur le phénomène de contagion et le mécanisme en jeu dans l'identification, et sur ce qui nous permet d'être en contact avec l'autre sans le prendre pour similaire ni le rejeter à cause de ses différences.


Freud a rarement évoqué l'empathie dans ses textes cliniques. Mais pour lui, dans la relation clinique, l'empathie sera plus difficile d'accès si le patient et le psychanalyste sont très différents, ainsi que leur fonctionnement psychique.


L'empathie a été au coeur d'un débat entre Freud et Ferenczi sur la technique psychanalytique. Freud mettait en garde Ferenczi contre « l'analyse mutuelle » mais aussi contre la mystique du tact et le pathos, et contre l'excès d'implication personnelle.



Le tact ferenczien

Ferenczi fut sans doute le premier à montrer l'importance de l'empathie dans la pratique analytique. Créatif et intuitif, il a valorisé l'expérience émotionnelle dans la cure, allant parfois jusqu'à la transgression, avec l'analyse mutuelle par exemple.


C'est dans son article sur « l'élasticité de la technique psychanalytique » de 1928 que Ferenczi efectue des recommandations techniques et indique que l'analyste doit apprendre l'Einfühlung. Il reprend le terme de Freud mais en élargit le sens. Il donne sa définition de l'empathie en utilisant le concept de « tact » qui est la « capacité d'entrer dans les sentiments d'autrui3 ». Il s'agit de se mettre en situation de « sentir avec ».


Pour Ferenczi « une analyse complète du psychanalyste [est] la seule base solide d'une bonne psychanalyse », et « chez le psychanalyste qui a été analysé, le processus de pénétration dans les sentiments du patient et d'évaluation du matériel qu'il fournit se passe sur le plan du préconscient et non pas de l'inconscient4 ». L'analyste doit donc être à l'écoute de son patient et en même temps s'interroger sur ses propres réactions affectives.


Le souci de Sandor Ferenczi d'établir une communication empathique impliquait une forte participation affective du psychanalyste. Mais à la fin de sa vie Ferenczi poussera sa capacité d'empathie jusqu'à ses conséquences ultimes en s'identifiant intensément avec les souffrances et les douleurs de son patient. De là naîtra l'idée de « l'analyse mutuelle »... Ses tentatives ne seront pas reprises par ses contemporains ni ses successeurs. Seul son élève Michael Balint reprendra une partie de son héritage.


Widlöcher et la co-pensée

Daniel Widlöcher a lui aussi intégré le concept d'empathie à sa réflexion. Pour lui, « l'empathie tient à deux mécanismes complémentaires : l'un de nature cognitive – les processus d'inférence – et l'autre reposant sur l'imaginaire, les processus d'identification5 ». La connaissance du monde d'autrui doit être complétée par la capacité de se projeter dans ce monde, la connaissance empathique ne peut exclure l'identification puisque pour lui l'empathie implique la capacité d'entrer dans le monde d'autrui.


Il élargit la question de l'empathie et propose le terme de « co-pensée » pour décrire les effets des processus associatifs et des représentations de l’analysant sur les processus associatifs et les représentations de l’analyste. La co-pensée met l'accent sur la communication « interactive » ou « intersubjective ». Pour lui, le travail interprétatif prend ses racines dans la co-pensée.


« L'esprit de la co-pensée ne conduit pas à une réciprocité des interprétations mais à l'existence d'une construction commune du sens à partir d'une expérience psychique partagée ; partage du travail interprétatif et non réciprocité. Celle-ci marquerait au contraire le maintien d'une altérité radicale6 ».


Il ne s'agit donc pas non plus de l'analyse mutuelle de Ferenczi, mais plutôt du « transfert de pensée » de Freud.


« Le point de départ d'un concept de co-pensée est freudien ; il figure déjà dans la correspondance avec Fliess, mais surtout avec Ferenczi ainsi que dans deux textes publiés mais classiquement recouverts d'un silence un peu embarrassé sur le rêve, l'occultisme, la transmission de pensée, la télépathie et la psychanalyse. L'intérêt de Freud pour la transmission de pensée est en effet ancien et alimente une bonne partie de sa longue correspondance avec Ferenczi7 ».


Daniel Widlöcher a réfléchi sur le concept d'empathie mais sans réduire la cure à la réparation des traumatismes ou des pathologies narcissiques. Il s'agit moins de se mettre à la place de l'autre et d'éprouver ses affects que d'une « commune élaboration mentale ».


Il précise que la co-pensée ne définit pas « un état de grâce de la communication. C'est une manière d'exprimer qu'il y a un travail psychique qui se construit à deux8 ».


Ce qui l'intéresse est l'usage que la pratique psychanalytique peut faire de l'empathie dans la connaissance de l'inconscient d'autrui. « C'est la fonction de la démarche empathique et non sa nature qui interroge le psychanalyste dans sa pratique9 ».


La co-pensée est la condition de l'écoute analytique, de l'interprétation et de la construction. La co-pensée est seulement la condition de l'action thérapeutique ; ce sont l'interprétation et la construction qui sont les véritables interventions thérapeutiques, sources du changement. Le co-pensée n'est pas thérapeutique, alors que pour certains psychanalystes, l'empathie peut être thérapeutique en elle-même.



L’empathie dans la psychanalyse contemporaine

Trois auteurs contemporains ont écrit des ouvrages intéressants sur cet thème : Stefano Bolognini a développé la notion « d'empathie psychanalytique », Serge Tisseron évoque comment l'empathie peut être mise au service du processus analytique, et Laurence Kahn effectue une critique de l'empathie car elle y voit une résistance à l'analyse.


L’empathie psychanalytique de Stefano Bolognini

Stefano Bolognini différencie l’empathie générale de l’empathie psychanalytique. Il définit cette dernière comme un « état de contact conscient et préconscient », et la différencie de l’identification inconsciente. L'auteur introduit une distinction qu'il estime fondamentale entre le Moi et le Soi. Il distingue l’analyste « classique » qui travaille avec son moi conscient, de l’analyste « empathique » qui travaille avec le « plus profond de soi ». Pour lui, la vraie empathie psychanalytique permet une compréhension partagée du monde interne du patient, ce qui permet un travail analytique particulièrement fluide et productif.


Bolognini compare aussi l'empathie et le partage. Il rapproche l'empathie de l'idée du partage des sentiments et des représentations mais refuse de les assimiler. Le partage et l'empathie ne sont pas la même chose. Le partage est une phase nécessaire du processus psychanalytique avec « ces patients qui souffrent d'un trouble du contact avec eux-mêmes ». Mais il ne peut être « décidé » par l'analyste, il est imprévisible. Pour Bolognini, le partage est un précurseur de la compréhension empathique mais le partage ne coïncide pas avec l'empathie « pour des raisons de quantité ou de qualité du vécu qui s'avère, au moins temporairement, non représentable11 ».


Pour lui, les psychanalystes contemporains semblent moins craindre l'implication émotive en séance, du fait d'une expérience formatrice plus approfondie.


Bolognini observe également que l'empathie est souvent associée à la sympathie12  alors que pour lui, l'empathie doit également s'appliquer aux aspects négatifs du patient car le manque de perception empathique de ceux-ci pourraient causer des situations d'impasse, d'évitement et de relation superficielle.


Bolognini distingue l'empathie de « l'empathisme »13, qui serait un abus du concept d'empathie, devenant une méthode et non pas un but. Pour lui l'empathie est davantage un but, un événement souvent imprévisible, plutôt qu'une méthode.


Il définit ainsi ce qu'est pour lui la « véritable empathie » :


« une situation de contact conscient et préconscient caractérisée par la séparation, la complexité et la structuration. Un large spectre perceptif comprenant toutes les tonalités émotionnelles, des plus claires aux plus obscures ; et surtout, allant progressivement vers une situation de contact profond avec la complémentarité objectale, le Moi défensif et les parties clivées de l'autre, tout autant qu'avec sa subjectivité ego syntonique14 ».


Pour Bolognini, l'empathie ne peut se réaliser qu'après un travail long et complexe, qui trouve son appui sur le concept théorique de « neutralité », entendu comme la capacité de suspendre temporairement son jugement et de s'abstenir d'adhérer prématurément à une seule des parties du patient, ce qui permet un contact progressif avec ce qui est ego syntonique et ce qui est ego dystonique.


Bolognini insiste sur le fait que l'empathie ne se programme pas, que la réalisation d'une situation empathique ne se décide pas.


Il distingue l'empathie « naturelle », que l'on rencontre dans la vie quotidienne, de « l'empathie psychanalytique », qui est le fruit d'une expérience de formation. Pour Bolognini, l'empathie n'est pas la propriété exclusive des analystes et une empathie naturelle existe. Mais l'empathie psychanalytique demande d'avoir soi-même déjà vécu cette expérience qui laisse la place à l’imaginaire, à l'inconnu et à la surprise.


Il pense également que « l’expérience formatrice et la pratique journalière de la psychanalyse confèrent des ressources supplémentaires dans ce sens15 ». Notamment parce que les psychanalystes pour la plupart savent écouter, ne se font pas tout de suite une idée de ce que l'autre dit, ne se précipitent pas pour donner des conseils, savent instaurer des connexions entre des choses apparemment lointaines et dissociées, savent prendre contact avec les pensées qui peuvent les traverser en séance et ont une image d'eux peu idéalisée mais suffisamment robuste pour résister aux distorsions projectives des patients.



La place de l’empathie dans la cure pour Serge Tisseron

Pour cet auteur, la psychanalyse est en crise parce que de nouvelles formes de souffrances sont apparues. Parallèlement, les modalités relationnelles ont évolué, et « l'utilisation intensive d'internet suscite en effet dans toutes les générations un état d'esprit qui s'accommode mal d'une relation d'autorité et qui valorise l'échange et la confrontation16 ».


Il propose donc de tenir compte de cette évolution et d’envisager la cure comme une relation de compagnonnage, mutuelle, réciproque et non symétrique, l’asymétrie de la relation analytique n’étant pas un obstacle à une forme de réciprocité.


Il suggère donc, après avoir fixé le cadre, d'établir une relation empathique avec le patient. L’empathie de l’analyste pourrait dans certains cas permettre à l’analysant de reprendre confiance en lui et dans d’autres, d’apprendre à vivre avec des traumatismes, à la suite d’un travail de coconstruction.


Serge Tisseron distingue l'empathie de la sympathie (dans laquelle on partage les émotions mais aussi les valeurs et les idéaux) de la compassion (qui est axée sur la souffrance) et de l'identification. Le danger de la compassion est qu’elle fait peu de place à la réciprocité et s’accompagne parfois d’un sentiment de supériorité. Il parle « des empathies » et distingue trois degrés dans ce processus : l'empathie directe, l'empathie réciproque et l'empathie réciproque et mutuelle, qui correspond à l'intersubjectivité.


L'empathie directe me permet d’imaginer ce que j’éprouverais si j’étais à la place d’autrui. Elle correspond à ce que l'on appelle communément l'identification.


L'empathie réciproque ajoute à la possibilité d'avoir une représentation du monde intérieur de l'autre, le désir d'une reconnaissance mutuelle.


L'empathie réciproque et mutuelle pousse au lien, c'est-à-dire à la relation intersubjective.


Dans la situation psychanalytique, c’est l’établissement d’un lien d’empathie réciproque, c’est-à-dire de reconnaissance mutuelle, qui est la condition de la mise en place d’une relation de symbolisation partagée.


Serge Tisseron envisage l'empathie dans la cure comme un moyen de reprendre confiance en soi et dans le monde. Si le jeune enfant n'a pas eu de réponse adaptée à ses manifestations émotionnelles, cela brouille ses repères et il va apprendre à cacher ses émotions et se convaincre qu'il est « nul » car incapable de construire des représentations personnelles valides du monde. En rencontrant un thérapeute qui montre ses propres émotions et accueille les siennes, il peut faire des expériences différentes de celles vécues enfant et s'envisager différemment. En reconnaissant ses émotions comme légitimes, le thérapeute lui rend le contentement que l'on a à être soi-même.


Il pense également l'empathie comme outil pour gérer les traumatismes. Le traumatisme crée une triple rupture : dans l'estime de soi, dans la certitude de l'estime de ses proches et dans ses liens d'attachement. L'empathie réciproque permettrait de prendre en compte ces trois domaines menacés par le traumatisme et de réaffilier à la communauté des hommes ceux qui ont craint d’en être marginalisés à l’occasion d’un traumatisme grave. L’attitude empathique de l’analyste permettrait au patient de se donner des représentations de ses traumatismes passés sans crainte de s’y retrouver seul.


Pour Serge Tisseron, il est indispensable de repenser les bases et la pratique de la psychanalyse. La « neutralité bienveillante » de Freud s'est trop souvent transformée en « neutralité glaciale. » « Le silence systématique, le langage énigmatique, ou encore le refus des émotions partagées sont de bien mauvais messages » pour respecter la confiance du patient. Le patient a besoin « de se sentir accepté pour ce qu'il est, avec ses faiblesses et ses insuffisances. Il a besoin de trouver épisodiquement, dans sa thérapie, un espace d'apaisement, de confiance, bref de sécurité à partir duquel il lui paraît possible d’affronter l'imprévu17 ». Faire confiance à un thérapeute est un acte de courage et pour être prêt à remettre en cause des choses aussi essentielles que l'image qu'on a de soi, de sa vie et du monde, il faut d'abord se sentir sécurisé.


Parfois une interprétation pertinente provoque un rejet de la part du patient car elle est vécue comme une intrusion dangereuse s'il n'existe pas chez celui auquel elle est destinée un espace psychique ouvert susceptible de l'accueillir. Freud conseillait déjà d'éviter les interprétations brutales. L'analyste doit proposer ses interprétations comme des hypothèses à valider ensemble pour les rendre plus acceptables.


L'efficacité d'un travail analytique consiste pour une bonne part dans l'apparition et le déroulement d'expériences psychiques nouvelles qui permettent la transformation d'habitudes mentales et relationnelles. Parmi ces expériences, celle de se sentir accompagné est essentielle et d'autant plus importante que les patients ont vécu un traumatisme grave. La capacité empathique de l'analyste est donc essentielle pour leur permettre de nouer autrement ce qu'ils ont vécu et pour le dépasser.


Cependant, l’empathie ne peut pas être confondue avec le processus analytique : elle est au service de ce processus mais elle n’est pas ce processus. Bien utilisée, elle peut élargir l’écoute du thérapeute et la réceptivité du patient à ses interventions, mais elle peut aussi dans certains cas gêner celui-ci.



Le psychanalyste apathique de Laurence Kahn

Toute autre est la position de la psychanalyste Laurence Kahn, qui prône une psychanalyse « apathique ».


Dans son ouvrage Le psychanalyste apathique et le patient portmoderne18, elle effectue une critique de l'empathie telle que celle qui est utilisée par les courants qui la mettent au centre de leur pratique. Ces psychanalystes réalisent, selon elle, la crainte formulée par Freud dans La Question de l'analyse profane, qui était « d'améliorer l'analyse, de lui arracher ses crocs à venin et la rendre plus agréable aux malades ». Elle voit dans ce mouvement une résistance à l'analyse qui masque son caractère négatif sous couvert d'une attitude positive et un mouvement de renoncement à la métapsychologie.


Son livre décrit la mise en place, lente d’abord, puis accélérée, d’une transformation profonde de la pratique et de la théorie psychanalytiques, en particulier aux Etats Unis, mais Laurence Kahn nous dit que ce courant « postmoderne » est en train de gagner le continent européen.


Cette trajectoire historique nous aurait amené aujourd'hui à une psychanalyse « affective ». Pour Laurence Kahn, l'apathie vient directement s’opposer à cette tendance empathique qui gagne toutes les couches de la psychanalyse à l’heure actuelle. L'apathie renvoie à une donnée capitale pour Freud, à savoir l'Indifferenz, qui n’a rien à voir avec une froideur désaffectée mais qui permet de se rendre disponible, c'est-à-dire d'être affecté sans jugement sur les affects, ce qui était et demeure l’outil principal de l’écoute, étant entendu que l’affect peut être un facteur de déroutement énorme dans l’écoute.


Pour Laurence Kahn, l'affect n'est absolument pas un facteur de vérité. L'affect est trompeur. Elle prône donc une psychanalyse « apathique » afin de ne pas « céder au chant des sirènes de l'émotion » car l'affect est lui-même pris dans tout le dispositif libidinal. Par exemple, un patient qui pleure beaucoup est un patient qui éventuellement essaye de séduire avec ses pleurs, mais cela ne veut pas forcément dire qu'il a beaucoup souffert.


Pour Laurence Kahn, l'apathie qui est à l’œuvre dans la construction en analyse permet de résister à la créance que suscite l'affect et de saisir les enjeux inconscients du récit, enjeux qui restent dans l'ombre si l'empathie entérine l'authenticité de l'éprouvé.


Elle ajoute que l'analyste doit accepter de se laisser aimer ou détester dangereusement. Il doit réussir à maintenir un espace d’accueil sans répéter les blessures, mais sans être orienté par le but de la bonté. Le but de la bonté, du réconfort ou de la réassurance est en soi une représentation but qui va dérouter le travail analytique et neutraliser éventuellement l’émergence d'un transfert négatif qui peut être un élément capital dans une analyse.


Aujourd'hui la puissance de l’affect se serait si bien imposée qu’on aurait proposé de substituer un point de vue affectif au point de vue économique. Laurence Kahn voit dans ce mouvement une résistance à l'analyse, de la part des psychanalystes eux-mêmes.



En conclusion, l'empathie serait donc nécessaire, mais pas suffisante, puisque ce qui fait sens pour le patient reste l'interprétation. Freud disait déjà dans son texte Sur l’engagement dans le traitement que l'empathie était nécessaire à l'installation du transfert et donc à l'interprétation.


L'empathie est donc indispensable comme condition de la cure, afin de livrer des interprétations au bon moment et selon la bonne formulation, pour que le patient puisse les accueillir.


Cependant, lorsque l'interprétation produit un effet, on peut se demander à ce moment-là qui, de l'analyste ou de l'analysant est le plus empathique ? N'est-ce-pas le patient qui accepte de faire résonner en lui les pensées de l'analyste ?


En outre, le traitement analytique doit aboutir également à une forme d'empathie envers soi-même. Il doit conduire à supporter des aspects de soi que l'on rejetait jusque-là et donc à une capacité enrichie de l'analysant à être en empathie envers lui-même.


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1 Sigmund Freud. La naissance de la psychanalyse. Paris, Presses universitaires de France, 1956. p. 231-232

2Sigmund Freud, « Sur l'engagement dans le traitement », La technique psychanalytique, Paris, Presses universitaires de France « Quadrige », 2013, p. 110

3 Sandor Ferenczi, « L’élasticité de la technique psychanalytique », Revue française de psychanalyse, Tome XXXVIII, Paris, Presses universitaires de France, 1974, p. 509

4Ibid., p. 519

5 Daniel Widlocher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Op. Cit., p. 142

6 Ibid., p. 169-170

7 Nicole Delattre et Daniel Widlöcher, La psychanalyse en dialogue, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 56

8Ibid.

9 Ibid., p. 984

10 Daniel Widlocher, « Dissection de l'empathie », Op. Cit., p. 989

11Stefano Bolognini, L’empathie psychanalytique, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2006, p. 129

12Ibid., p. 138

13Ibid., p. 147

14Ibid., p. 148

15Ibid., p. 209

16Serge Tisseron, « Plaidoyer pour une psychanalyse empathique », in « Qu’est la psychanalyse devenue ? », Filigrane, volume 23, Montréal, Revue Santé mentale au Québec, 2014, p. 52

17 Serge Tisseron, Fragments d’une psychanalyse empathique, Paris, Albin Michel, 2013, p. 21

18 Laurence Kahn, Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne, Paris, Editions de l’Olivier, 2014.

19Librairie Mollat. Laurence Kahn - Le psychanalyste apathique et le patient postmoderne [vidéo en ligne]. Op. Cit., 3 min 40

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